Andata . Ritorno    laboratoire d'art contemporain

 

Alain Jouffroy

ARTMAKING : Assemblages, Posages et Accrochages

Réponses à quatre questions de Joseph Farine:

 

1. Comment situez-vous votre pratique d'artmaker à l'intérieur de votre pratique plus générale de poète, écrivain, romancier, critique d'art ?

 

Alain Jouffroy: Ce que j'ai appel lé "artmaker" dans le Manifeste de la poésie vécue (Gallimard, 1994) correspond à un fait que l'on passe en général sous silence: la multiplication des créateurs qui, pour échapper à la spécialisation, multiplient leurs moyens d'expression. L'artmaker peut être un poète qui peint, comme Michaux ou Dotremont. Il peut être aussi peintre, sculpteur, écrivain, collagiste, comme Dubuffet, utiliser alternativement l'écriture, la peinture, la sculpture, le collage, l'assemblage, comme Max Ernst, Picasso, ou Miro, ou encore l'écriture, la peinture et le cinéma, comme Duchamp et Picabia. On oublie que Kandinski était à la fois un grand peintre, un grand théoricien et un grand poète. On oublie que Martial Raysse, sur lequel je suis en train d'écrire un essai, est d'abord un poète, avant d'être un peintre et un cinéaste, que Monory est peintre, mais aussi excellent écrivain et très bon cinéaste, de même que Gianfranco Baruchello, qui est, de surcroît, un très bon agriculteur! L'artmaker, c'est l'oeuf de Colomb: il suffisait d'y penser pour qu'il se mette à exister aux yeux de ceux qui n'avaient pas pris conscience que les inventeurs de l'art moder-ne se sont, dans leur très grande majorité, libérés de la spécialisation, du "métier", qui consiste à s'isoler du reste des autres activités dans une seule technique, et à faire tourner l'existence autour d'un seul centre. En tant qu'artmaker, j'assume moi-même tout ce que j'ai écrit: poèmes, romans, essais sur l'art et la littérature, mais aussi mes photographies, les collages que j'ai faits pendant les années soixante et les assemblages, posages, collages, "accrochages", etc. que j'ai réalisés depuis quatre ans. Tout ce que j'ai pu produire depuis mes débuts est et demeure interconnecté, comme le sont, entre elles, les synapses d'un même cerveau. Si je ne suis considéré, aujourd'hui, que comme un écrivain, c'est que personne, jusqu'à présent, n'avait encore songé à exposer mes recherches dans le domaine visuel. Vous êtes le premier et je vous en remercie.

 

2. Vous utilisez le terme de "posage", qui est par ailleurs un des trois éléments du sous-titre de cette exposition. Pouvez-vous préciser votre conception et conceptualisation de ce terme?

 

A.J. : Le posage est, à l'instar du collage et de l'assemblage, un geste singulier de sélection, de distributionspatiale, mais aussi d'examen des objets qui peuvent entrer dans sa composition. Il consiste, avant mêmede les assembler et de les coller, à les poser d'abord devant soi pour réfléchir aux différents sens qu'ils prennent selon la place et la distance qu'on choisit de leur donner les uns par rapport aux autres. Ils sont, deplus, "à poser", par exemple sur des tables ou des étagères, et non pas" à accrocher" ou " à suspendre",ne serait-ce que pour les voir du plus près possible. Mieux et plus clairement que le collage et l'assemblage, le posage permet de ne pas séparer une oeuvre de l'entourage quotidien de notre vie, dont je souhaite qu'il continue de faire intégralement partie. Mais je n'ignore pas que la tendance inconsciente majoritaire,en Occident, consiste à séparer les oeuvres d'art de la vie courante, de les sacraliser par cette séparation, qui est l'obsession de nos sociétés. Je poursuis, constamment, la lutte entreprise par les pionniers de l'art moderne, qui consiste à vouloir en finir avec ce dualisme idéaliste. Cela peut prendre encore une ou deux générations, car les conservatismes, métaphysiques, donc politiques et esthétiques, ont quelque chose d'indéracinable.

 

3. Considérez-vous que votre production plastique est de l'ordre de la sculpture, de l'héritage du ready-made, du poème-objet ou tout simplement du collage?

 

A.J. : Cette "production", que je préfère appeler une proposition créative, s'inscrit très précisément dans la perspective historique qui a ajouté une dimension supplémentaire à l'histoire de l'art, depuis Duchamp et Picabia. Les "ready-made" choisis par Duchamp en fonction de leur caractère non-esthétique, de leur capacité d'échapper aux catégories du beau et du laid, ont ouvert, beaucoup plus largement que le collage cubiste, futuriste ou surréaliste, la voie à des recherches que de nombreux artistes d'avant-garde ont pratiquées après lui de diverses manières: Joseph Cornell et ses boîtes vitrées, que Baruchello a renouvelées ensuite en y introduisant des textes, des photocopies, de petites sculptures, tous les objets" à fonctionnement symbolique" des surréalistes (Dali, Brauner, Meret Oppenheim, Miro), les "poèmes-objets" d'André Breton, mais aussi les combine-paintings de Rauschenberg, les machines réinventées de Tinguely, les accumulations d'objets identiques et les "colères" d'Arman, tout ce qui a été créé, à partir de 1962, par ceux que j'ai appelés en 1965 les OBJECTEURS: les "tableaux-pièges" de Daniel Spoerri, les "psycho-objets" de Jean-Pierre Raynaud, les objets "hors-saisie" et "hors-vue" de Daniel Pommereulle, les objets-collages de Dietman, les objets de dénonciation antipollution de Tetsumi Kudo, de même que les mises en scène d'objets de la société de consommation de Martial Raysse et de Marcel Broodthaers et plus récemment les nouveaux collages d'Andréi Vossnessenski, etc. Cette nouvelle tradition de l'expression par le détournement des objets est loin d'avoir épuisé ses modalités d'application, comme le prouve la démarche de nouveaux artmakers -tel Michel Guet, Pierre Tilman, Jacques Grué -par rapport au développemment technologique, la mondialisation informatique, la virtualisation, etc. Aujourd'hui, c'est d'un sauvetage du réel, de la réalité tout entière qu'il s'agit d'abord; face à l'amnésie, à la manipulation des images et à ce qu'on pourrait appeler la déréalisation systématique du monde réel.

 

4. Accepteriez-vous cette lecture subjective de ma part, qui lit et apprécie vos pièces comme déborde-me.o1 de la poésie écrite du côté de la troisième dimension?

 

A.J. : Oui, d'un débordement du côté de la poésie vécue, qui s'abouche à la réalité tout entière. Je l'accepte d'autant mieux que j'utilise souvent les objets comme des mots, en les assemblant ou en les substituant les uns aux autres comme dans l'écriture de la plupart de mes textes, poèmes ou non. Il s'agit, en l'occurren-

ce, de faire bien saisir une chose: que ce que j'appelle, depuis plus de vingt ans, la pensée visuelle ("l'œil pense plus qu'il n'écoute" disaient Deleuze et Guattari) n'est absolument pas séparable de la pensée verbale et conceptuelle. Depuis Duchamp, le champ littéraire tout entier s'est déplacé, a débordé de son "lit "et de ses "ratures", pour reprendre le beau jeu de mots de Picabia. Cette inondation du visuel par le verbal, le mental et le conceptuel s'est effectuée à l'insu de la 'plupart des "spécialistes" de l'art contemporain, qui prouvent par là qu'ils ne sont, en effet, que des spécialistes. Ils croient, nalvement ou non, à la survie d'une "peinture pure", qui fut une utopie de la fin du XIXe siècle, celle de Maurice Denis avec sa définition du

tableau comme surface et,ensuite, celle de tous les abolisseurs de sujets, dits "abstraits". Duchamp fut le premier à perdre et à dénoncer cette illusion, et cela dès 1913, -ce qui n'empêche pas la dite illusion de perdurer, aujourd'hui encore dans toutes les Biennales, et surtout dans les têtes, de manière totalement anachronique. Résumons-nous: je ne cherche pas à faire passer un univers unidimensionnel, qui serait celuides mots, dans un univers tridimensionnel, puisque ces deux univers coexistent dèja en nous, dans toutesnos perceptions visuelles, à l'intersection permanente de la vue et de la pensée. Je cherche d'abord à rendre cette liaison entre deux mondes artificiellement divisés parfaitement claire, compréhensible et évidente. Si mes assemblages pouvaient servir au moins à ça, ce ne serait dèja pas si mal, dans des sociétés entièrement régies par le système dualiste, antidialectique et puritain de la séparation...